Monika Karbowska
Le monde entier sait maintenant que celle qui juge Julian Assange, Vanessa Baraitser, s’est fait traiter de « wicked witch », méchante sorcière, par un de nos camarades présents dans le public. C’est un épilogue qui aurait pu être jubilatoire pour nous, mais la joie du tacle public ne devrait pas nous faire oublier que la situation reste très grave : Julian Assange va mal, de plus en plus mal alors que l’heure fatidique du « final extradition hearing » approche et que la stratégie « gagnante » des avocats reste aussi mystérieuse pour nous qu’elle l’était 6 mois auparavant. De plus, l’audience fantôme, ultra secrète et sécurisée du 20 décembre pour « l’European Investigation Order », au cours de laquelle Julian a été amené physiquement et se trouvait donc à 20 mètres de nous n’était pas organisée pour nous rassurer. Deux jours cruciaux, durs et intenses, qui nous ont épuisés. Mais deux jours de combat presque physique pour le voir, pour lui transmettre notre soutien par les cris et les slogans, pour protester contre l’injustice de cette répression sans précédent sur un seul homme isolé et rendu malade par la torture.
Je suis arrivée une journée à l’avance à Londres avec l’objectif de comprendre où et comment se passera la mystérieuse audience du 20 décembre annoncée par certains médias, mais sans qu’aucune information ne filtre par les avocats de Julian Assange ou par les sites de Wikileaks. Chemin faisant, nous apprenons que le procès final de fin février aura lieu au tribunal de Woolwich, à coté de la prison de Belmarsh, dans une salle de 25 places et avec une grande galerie ouverte aux journalistes. Comment nous, associations des droits de l’homme et militants engagés pourront nous y rentrer sans que l’absence de places pour tout le monde ne dégénère en tensions et bagarres ? C’est un problème évident que le tribunal sous-estime largement. Car si le principe du « premier arrivé premier servi » est plus juste que les listes établies d’autorité par « Greeekemmy », il ne résoud pas l’équation du manque d’espace. Et nous voulons être plus nombreux car nous savons que c’est justement la pression populaire sur les autorités britanniques qui peut sauver Julian Assange de l’extradition.
Cependant, pour une fois, la Westminster Magistrate Court s’est donné les moyens de mettre en œuvre des règles d’organisation dures mais justes. Notre équipe est arrivée entre 6h40 et 7h15. Le groupe de Greekemmy arrive vers 7h30 et les personnes seront plus diverses que d’habitude. A 9 heures, nous entrons dans le bâtiment et nous voyons sur la liste du hall le nom de Julian Assange en tête des extradés, salle 3. Devant la salle, nous nous retrouverons devant la cheffe des huissiers du tribunal qui régule le flux avec le manager de la sécurité. Elle est très polie, nous fait placer en rang devant la porte et nous rassure que la file sera respectée alors que nous sentons parfois poindre une inquiétude dès que le mot « liste » est prononcé. Mais elle reste heureusement inflexible face aux tentatives de resquille. Les journalistes sont beaucoup plus nombreux que d’habitude, ils s’asseyent sur les siège du couloir et discutent. L’équipe d’avocats est complète : Gareth Peirce, Mark Summers et Edward Fitzgerald le barrister que nous ne pensions pas trouver aussi tôt à un simple « case management hearing ». Des assistantes portent de lourds dossiers au dos desquels est écrit « Assange ». Un homme âgé dont le visage m’est connu se trouve juste derrière nous. C’est Tarik Ali que Julian Assange avait rencontré en 2012 lors des mouvements Occupy Londres. Clair Dobbin arrive à la tête de l’équipe d’accusation, deux hommes jeunes et un plus âgés. Ils s’enferment dans une consultation room car l’audience ne commence pas tout de suite.
Les journalistes peuvent entrer à 9h30 au nombre de dix. Joseph Farell possède cette fois une carte de presse et entre avec eux. Les autres protestent. Je crains que le manager de Mitie ne sacrifie nos places à leur indignation et je m’engouffre avec mes collègues de Wikijustice aussi rapidement que possible dans le box du public. Alors la huissière et le responsable de sécurité font encore entrer 5 journalistes qui se serrent debout. Les avocats et les accusateurs prennent place. Le secrétaire est le même que le 18 novembre et le 13 décembre.
Nous sommes assis au premier rang au milieu. Tarik Ali prend place à coté de John a ma droite. Derrière nous, alors que le groupe de « Greekemmy » clarifie qui prendra les 9 places restantes, je remarque une femme encore jeune, aux cheveux bruns et visages rond assise au fond. Elle s’avèrera être Stella Morris qui avait accompagné Julian Assange dans l’appartement équatorien de 2015 jusqu’à la fin. Je suis intriguée par la présence à ses côtés d’un adolescent de 15 à 18 ans qui lui ressemble. Que peut bien faire un jeune dans ce genre de procès ? A 10 heures, Clair Dobbin est en place pour l’accusation au premier rang. Les trois hommes qui l’accompagnent s’asseyent juste devant l’écran ou Julian Assange va apparaitre. Je réussis, après l’audience, à coincer le plus âgé et lui demander quel est son rôle. Il sourit et répond « observers». Du côté de l’accusation ? Oui. C’est eux les « Américains » que nous recherchons. Tout est presque en place, les agents de sécurité nous disent d’éteindre les portables. Une femme dit qu’elle est handicapée et exige de pouvoir utiliser un ordinateur. Des journalistes protestent toujours contre des cartes de presse apparues à la dernière minute. Apparemment des médecins n’ont pas pu rentrer alors qu’on leur avait certifié qu’ils rentreraient avec la liste. L’atmosphère tendue et étouffante nous pèse. Le mécontentement est justifié, mais les agents de sécurité nous disent que la salle 1 est impossible car elle n’est pas équipée. Alors il faut faire venir Julian physiquement; ce qui n’aura pas lieu jeudi mais ce sera possible vendredi pour autre chose que son procès… Etranges, les priorités de ce tribunal !
La juge Baraitser entre à 10h, on se lève. Très vite apparait dans la vidéo de droite une pièce sombre avec 3 sièges bleus et l’écriteau « HMP Belmarsh Visitor court room 1 » avec la petite fenêtre. La juge demande : « officer, Mr Assange please ». Le gardien répond mais reste invisible. Une à deux minutes s’écoulent. On voit une silhouette passer derrière la vitre, une démarche un peu dodelinante, et Julian Assange apparait. Il s’assied comme avec peine sur le premier siège. On le voit à moitié. Baraitser lui dit de s’asseoir sur le siège du milieu ce qu’il fait. Il est cette fois filmé frontalement et de plus près, ce qui donne une impression de volume, et qu’il est moins maigre que le 13 décembre. Il porte un pantalon gris , une chemise claire et un pull bleu ciel qui semble un peu grand. Il porte ses lunettes et regarde par au-dessus. Ses cheveux sont courts, sa barbe courte. A côté de nous, quand Tarik Ali voit Julian, il crie d’effroi. Quelque chose comme « Ce n’est pas Julian, ce n’est pas possible »! en nous regardant avec stupeur. Hélas oui, et depuis octobre, la cinquième fois nous commençons à nous habituer à ce spectacle brutal.
Baraister lui demande s’il entend, il répond« I think so », « oui je crois ». La juge prononce elle-même son nom et sa date de naissance et lui demande de confirmer. Il dit « Correct » et pose ses mains croisées sur ses genoux. Ses gestes sont lents, ses paroles sont lentes. Il fait un effort, pousse discrètement sa tête vers l’avant comme quand on a besoin de se rapprocher pour faire la focale. Cette fois, il n’a pas de cernes noires autour des yeux, mais il parait épuisé et reste immobile et prostré. Comme toujours, une impression de tristesse et d’indignation nous envahit. Pourrons nous enfin un jour extérioriser cette colère ?
La juge Baraitser introduit le « case management hearing », la préparation des audiences finales d’extradition de fin février. Elle donne la parole à Fitzgerald. Alors une des femmes de derrière moi s’exclame qu’on n’entend rien. Elle se fait vertement rappeler à l’ordre par l’agente de sécurité qui menace de la faire sortir de force. Maitre Fitzgeral annonce que le « full extradition hearing » est prévu pour 5 jours mais il faudrait 3 ou 4 semaines ce qui n’est pas faux. Il souligne la « grande difficulté de voir Monsieur Assange ». Il reste très poli, il parle même d’être reconnaissant pour un délai supplémentaire. Tarik Ali nous regarde avec un air stupéfait. Je crois qu’il n’a jamais vu la « ‘justice » britannique ni les avocats de Julian Assange en action. Je lui fait comprendre du regard que tout cela nous indigne mais ne nous étonne plus….
Cependant, Edward Fitzgerald pose enfin le problème politique : pour la première fois depuis le début de toute cette affaire il est enfin dit qu’il est interdit d’extrader pour des motifs politiques, or le motif est politique! Certes l’avocat de Julian Assange ne va pas jusqu’à demander la libération immédiate de son client… Il dit que 21 témoins doivent comparaitre, puis il évoque un résumé du procès espagnol pour l’espionnage dans l’appartement équatorien qui est visiblement utilisé comme vice de procédure pour contrer la demande d’extradition. J’ai du mal à en saisir la logique. Dire que le procès de Julian Assange n’est pas équitable du fait que les Américains ont eu connaissance de la stratégie de défense de leur cible ne me parait pas suffisant pour invalider le fait que les Etats Unis se donnent le droit de poursuivre un journaliste pour ses publications. Pis, j’ai l’impression que cette idée persistante du « vice de forme » évacue justement la question de fond : le scandale de cette exigence exorbitante de faire taire et punir quelqu’un qui n’est pas ressortissant américain et qui a publié à l’extérieur de leurs frontières. En 2011, les mêmes avocats étaient convaincus qu’ils et elles feraient tomber le mandat d’arrêt européen pour vice de forme. Or, ils ont perdu car le formulaire européen est politiquement rédigé de façon à ce que son écriture formelle ne puisse être contestée. C’est le vice de fond qui doit être examiné; c’est à dire le dossier complet dans le pays émetteur…Julian Assange avait perdu sa liberté et maintenant sa santé à ce jeu des vices de forme ratés.
A 10h10, Julian Assange s’approche de l’écran, essaye de suivre, pose les bras sur les cuisses, en position d’écoute et d’attention, pendant 1 ou 2 minutes. Fitzgerald propose le16 janvier comme date limite de remise des preuves. Mais Clair Dobbin s’y oppose. Lorsqu’elle parle Julian Assange a un mouvement de recul, ses épaules s’affaissent un peu plus, son regard se vide. Il n’arrive plus à se concentrer. Plus les discussions sur les dates avancent, plus il luttera pour ne pas dormir, comme quand on est épuisé et que la pression du sommeil est trop forte. Fitzgerald qualifie la date du 10 janvier de « guillotine » (j’ai bien aimé le terme mais il aurait fallu que le fameux instrument se retourne ici contre les élites au pouvoir) : il décrit les énormes dossiers à étudier, 40 000 pages rien que celui de Chelsea Manning ainsi que les documents du procès espagnol. Il faudrait de plus au moins un jour et demi pour prouver que la juridiction ne permet pas d’extrader pour raison politique. Selon moi, il faudrait plus. Julian Assange reste immobile comme s’il n’entendait pas. C’est déroutant et dérangeant de voir que l’accusé ne peut pas participer à son procès et qu’on s’habitue à ce que tout le monde parle à sa place. L’avocat apparait alors comme une espèce de tutelle sur le mode – il est malade donc l’avocat prend sa place. Les « Américains », eux, suivent les événements avec attention. Dans la bataille des dates, la juge ne fait même plus attention à Assange, elle parle aux avocats et à Clair Dobbin qui défend son beurre âprement. En l’absence de procureur britannique, la guerre est livrée directement entre les avocats de Julian Assange et les Américains. L’Etat britannique a abandonné même son rôle d’arbitre et abdiqué sa souveraineté… Julian Assange a l’air plus que jamais d’un humain en cage. Je vois qu’il fait un effort pour toucher les papiers du dossier qu’il tient en main, mais n’y arrive pas. Fitzgerald demande alors pourquoi le tribunal de Belmarsh a été choisi pour le procès mais la juge ne répond pas. L’avocat consulte alors l’écran vidéo du regard, mais Julian Assange ne dit rien et l’avocat s’en contente et n’insiste pas. Alors qu’il aurait pu parler plus fort et constatant la non réaction de son client dire « stop, on ne peut continuer ainsi ».
C’est encore plus flagrant pendant la pause à 10h30. Alors que la juge est partie, la salle vaque à ses affaires. Les avocats se mettent à l’écart. On voit un petit carré dans l’écran qui montre ce que Julian Assange voit de la salle: il ne voit que la juge et la première rangée. La logique voudrait que ses avocats lui parlent, le saluent, rien, ils se sauvent de son champ de vision et il reste seul. Par contre les trois « Américains » se lèvent. Ils sont debout devant nous et l’observent d’un air gourmand et satisfait. On dirait qu’ils regardent leur gibier. Nous sommes derrière eux et nous voyons leur manège, leurs sourires entendus. On n’entend pas ce qu’ils se disent, mais ils sont visiblement contents. On bouillonne dans notre impuissance et on a hâte que cette pause finisse. Car ceux qui ont le droit de parler à Julian Assange ne le font pas et nous on nous interdit de lui parler, de lui écrire et de lui faire le moindre signe.. On nous fait participer à l’isolement qu’on lui inflige. Enfin, dix minutes plus tard, le ping-pong des dates reprend. Tout le monde parle de « more flexibility » et sort son agenda : « ‘Pouvez-vous le 20 janvier, le 21? Non. Alors le 22 peut être? On va voir si ces dates sont possibles » . C’est déroutant pour nous.
La juge Baraitser se tourne enfin vers Julian Assange : « Vous allez comparaitre le 14 janvier pour le « call over hearing » et le 23 janvier pour la prochaine audience de gestion en video. » Personne ne se donne plus la peine de se demander qu’il ait droit à un procès physique. Baraitser ne lui demande même plus s’il a compris. Visiblement, c’est tellement plié qu’elle s’en moque. Il ne réagit pas à l’annonce des dates. Puis, il dit « J’ai entendu le programme ». J’entends distinctement le mot « schedule ». Sa voix est hésitante et hachée. C’est alors que John se lève et s’approche de la vitre. Sans crier il dit d’une voix forte « J’ai apprécié la pantomime avec madame le juge en « wicked witch », la sorcière méchante »… John prononce trois phrases. L’émotion est à son comble. C’est la stupeur. Le responsable de la sécurité entre dans notre espace et saisit John par le bras, mais John résiste. Je prends le bras du manager doucement pour le calmer… Dans un espace confiné ce corps à corps face à la violence institutionnelle ultime est étrange. Julian a du entendre la début du cri de John avant que le garde ne se rende compte et éteigne l’écran. Baraister se sauve, Fitzgerald et Dobbin qui étaient en train de discuter ensemble sont stupéfaits, immobiles, bouches bées, face à face, le public est évacué, car on sent la peur que l’émotion soulevée par John ne dégénère.
J’ai tellement chaud que je suis prise de vertige et je perds l’équilibre en essayant de ramasser mes affaires. La sécurité m’entoure, ils ont peur qu’on invente encore une autre action. On se retrouve dans le couloir un peu sonnés. Je saisis l’Américain pour lui demander qui il est. Puis on voit Joseph Farell, Tarik Ali, Stella Morris enfermés dans la consultation room numéro 2. Le jeune garçon y est aussi assis par terre. Lorsqu’il sort j’essaye de comprendre son rôle dans cette affaire. Il me dit qu’est étudiant et fait une recherche avec Gareth Peirce. Le plus dur, l’audience du lendemain, nous attend encore.
Mais le soir, je peux me détendre, me disant qu’avec un peu de chance Vanessa Baraitser rentrera chez elle, retrouvera ce soir sa famille et pensera qu’elle s’est fait à quelques jours de Noel traiter de « wicked witch » « méchante sorcière » par un homme lucidement désespéré. Peut être qu’elle en aura assez d’endosser ce rôle et accorderait le plus beau cadeau à Julian Assange : la justice…
Nous comprenons que les médias qui présentent l’audience de demain comme le procès de la « legal team » contre l’entreprise espagnole Undercover Global accusée de violation de vie privée et de corruption ne nous disent pas qui est exactement le plaignant. Nous ne savons pas si Julian Assange est plaignant ou témoin. Le lendemain sera encore une journée intense et active, passée à arracher les informations cachées par le Cour et à essayer à tout prix d’apercevoir Julian dans le fourgon des prisonniers et dans la salle d’audience. Assurément un moment important de son procès dont nous ne savons rien avec certitude et dont les journalistes seront absents.
Vendredi 20 décembre 2019
Retour à la Westminster Magistrate Court sous une pluie battante. C’est peut être aujourd’hui le vrai procès, au contraire de la pantomime d’hier si bien caractérisée par John. Naturellement, comme dit Maitre Goscinski, il suffirait que la juge soit courageuse et ordonne par la force de loi de son indépendance l’arrêt des poursuites et la libération immédiate de Julian Assange et on pourrait lui préparer une jolie Fête de Noel familiale et chaleureuse pour son premier jour de vraie liberté. Rêvons, mais pas trop tôt. Où est passé l’indépendance de la justice en Occident ?
Ce 20 décembre, la Cour ne nous est pas hostile mais nous a préparé dissimulations et chausses trappes. A 7h15, plusieurs journalistes attendent déjà devant la porte métallique de la rue latérale par laquelle arrivent les accusés prisonniers. Ils sont sûrs de leur scoop, Julian sera là. Moi, je pense au tribunal espagnol où ce procès pour corruption n’est pas censée être secret mais tout à fait public et accessible. Il doit être possible dans ce tribunal de voir Julian Assange parlant d’ici en vidéo vers l’Espagne. Nos camarades nous rejoignent et dès 8 heures des voitures noires sortent en convois du tribunal, puis des fourgons des entreprises Serco et Geoamey. On se déchaine. A chaque fois on se dit que Julian peut être dedans. Les photographes se ruent sur les hublots des fourgons, flashent, me bousculent alors que j’essaye d’atteindre les mêmes hublots avec notre message « SOS received ». Il pleut, tout est mouillé, il y a une grosse flaque devant la porte et chaque fois qu’une voiture passe on est arrosés d’eau sale. Le troisième fourgon s’arrête dans la rue avant de tourner vers l’entrée. On se précipite. Un des journaliste me pousse tellement fort que je tombe dans le caniveau. On tambourine sur la voiture. Je colle le message sur le hublot au-dessus de ma tête, un journaliste me dit de dégager, je réponds « Non. Notre message est important aussi ». Alors je remarque que les photographes regardent leur photo après avoir shooté et voient donc la tête du détenu dans leur écran. Aucun n’est certainement Julian sinon ils seraient vite parti avec leur butin. Mon papier est tellement mouillé qu’il colle à la vitre du fourgon. Je réfléchis si je ne dois pas le laisser là entrer dans le tribunal avec la voiture. Car alors peut être que le message va rester et Julian pourra le voir, ou quelqu’un lui donnera le message…Justement une des gardiennes actionne la porte qui remonte comme un store. Elle nous parle, nous dit qu’elle l’a vu, qu’elle l’aime bien… On entre directement dans le tunnel discuter avec elle, on est donc à l’intérieur du tribunal. Les agents de sécurité privée ne lui sont pas hostiles, ils et elles doivent juste gagner de quoi vivre.
GEOAmey – Home | Secure prisoner services in the UK
Prisoner Escorting (serco.com)
Entre temps, toute notre équipe est arrivée et on décide d’aller à l’intérieur. On a la petite queue avec le public habituel des extradés, leurs familles et leurs avocats. Il est bientôt 9h30 et les listes sur les panneaux d’affichage sont toujours celles de la veille. On se partage le travail, on va à tous les étages, on vérifie toutes les portes. Des rumeurs courent que Julian est arrivé avec une voiture noire, que l’audience sera salle 1… Devant cette salle je discute avec une femme polonaise dont c’est le propre procès d’extradition. Elle va se défendre seule et elle est inquiète. Ca parle beaucoup Polonais dans la salle d’attente dont les sièges sont remplis, des fêtes de Noel et du retour au pays. J’ai l’impression d’être dans un endroit très familier. Enfin un employé sort du bureau changer les listes. Celle de la salle 3 affiche pas moins de 40 personnes à extrader ! Je suis l’employé au deuxième et au troisième étage dédié aux « crimes ». Sur la porte de la dernière salle 10 je lis : « EIO Home Office ». European Investigation Order, Mandat d’Enquête Européen, et Home Office, ministère de l’intérieur britannique : c’est là.
DIRECTIVE 2014/•41/•EU OF THE EUROPEAN PARLIAMENT AND OF THE COUNCIL – of 3 April 2014 – regarding the European Investigation Order in criminal mattersCHAPTER ICHAPTER IICHAPTER IIICHAPTER IVCHAPTER VCHAPTER VICHAPTER VII (europa.eu)
La lecture de la directive européenne de 2014, m’apprend que ce nouveau dispositif, qui n’existait pas quand Julian Assange était poursuivi en 2010, permet d’interroger un suspect, une victime ou un témoin qui habite dans un autre pays européen par une procédure accélérée via un simple formulaire par vidéo ou par un ordre de transfert dans le pays émetteur. Le pays exécutant, ici la Grande Bretagne, doit amener à l’audience des représentants de son institution chargé d’exécuter la procédure, ici le Home Office. Les délégués du Home Office sont aussi chargés, article 24, point 5 de la directive, de veiller au respect des droits fondamentaux du citoyen interrogé, ne riez pas s’il vous plait.
Mais qui est le plaignant, qui est l’accusé ? Nous attendons devant la porte avec une autre militante et deux avocats. C’est alors que la femme brune qui fait les rapports sur les audiences de Julian Assange sous le nom twitter de Naomi Colvin apparait avec une autre jeune femme. A 10 heures, nous entrons, salle 10, il n’y a que le juge et le greffier ainsi que les avocats des affaires numéro 1 et 3. Bientôt, un jeune homme arrive comme accusé dans l’affaire numéro 1. Son cas est ajourné car il n’y a pas de procureur. Son avocat n’est pas content mais ne peut rien dire, il sort avec son client. Je m’efforce de bien comprendre pour ne rien perdre de ce que le juge et le greffier marmonnent entre eux, j’ai bien trop peur de rater le EIO. Mais il apparait vite que ce ne peut pas être ici que Julian va apparaitre, la salle est vide, il n’y a ni gardiens ni agents de sécurité. On persévère néanmoins tout en comprenant que rien ne sera public et qu’on ne nous dira pas la vérité. L’affaire 3 est reportée aussi. Alors que le juge est parti, je demande au greffier « ou est le EIO » ? « Salle 4 » me répond-il. En sortant, je vois Naomi Colvin et son amie désorientées. Je leur crie « salle 4 » et je cours au premier étage.
Est-ce un vice de procédure que l’audience fantôme est annoncée publique salle 10 et reportée oralement en catimini salle 4 ? C’est possible.. Pourquoi ce secret? Pour qu’on ne sache pas ou est Julian qui normalement devrait comparaitre libre? La salle 4 se trouve au bout du couloir dans l’aile gauche, juste au-dessus de la porte blindée ou les fourgons amènent les prisonniers dans l’espace de derrière, le back office, à coté des toilettes femmes. Elle est vide et fermée. On ne peut communiquer avec les militants restés dehors à cause du brouillage des portables. On attend, on discute. Il est 11h passées quand brusquement on aperçoit dans la consultation room 2 en face de la salle 4 Stella Morris, la jeune femme brune avec le garçon adolescent d’hier. Je ne sais pas exactement qui est Stella Morris, les articles parlent encore d’une avocate de Julian Assange mais j’ai des doutes. Rares sont ceux qui disent la vérité sur leur rôle dans cette affaire. Alors, un homme en costume sort de la pièce suivi par les deux protagonistes. C’est Fidel Narvaez, l’ancien consul, puis premier secrétaire de l’ambassade de l’Equateur sous Raphael Correa. J’ai été en contact avec lui par les réseaux de gauche. Je suis néanmoins surprise. Est-il le plaignant en tant que responsable de l’administration des locaux équatoriens espionnés ? Et Stella Morris la victime témoignant en tant qu’ancienne employée ? Le huis clos c’est à cause de la minorité de son fils à l’époque des faits ? Mais pourquoi le cacher ?
Nous demandons poliment à Monsieur Narvaez si et quand Julian Assange va comparaitre. A 14h30 nous dit-il. Des agents de sécurité font courir le bruit que c’est plié, qu’il est parti, ou qu’il ne va passer qu’en vidéo. Notre ami John arrive alors et nous dit que ça y est, Julian était arrivé. Les photographes en sont certains car ils ont fait la photo. C’était un grand fourgon, le plus grand de tous. Il est midi, nous ne pouvons pas espérer arracher Julian aux entrailles du back office du tribunal. Nous ne pouvons qu’espérer qu’ils vont lui donner à manger et tout le monde part déjeuner. Nous revenons à 14 heures et croisons Stella Morris dans les couloirs qui refuse de nous donner la moindre info. Le couloir est rempli de Polonais et de Roumains en attente de jugement, on s’assied avec eux, puis, petit à petit, le couloir se vide, les affaires sont expédiées. Un peu avant 14h30, Fidel Narvarez arrive et attend devant la salle 4. Je me présente et je lui parle de l’audience d’hier, que Julian va mal… Il reste très évasif. L’affaire est très très compliquée. Mais aujourd’hui qui est le plaignant exactement? On ne comprend rien, pourquoi le huis clos, pourquoi pas la salle 10, alors Julian sera là ou non? On espère juste que Julian Assange est bien témoin et encore accusé de quelque chose. L’idéal serait qu’une plainte en son nom soit rédigée pour violation de SA vie privée.
Monsieur Narvaez reste à attendre sur un des siège du couloir à étudier un dossier. Vers 15 heures, je reconnais Alistar Lyon, du cabinet de Gareth Peirce qui fait les 100 pas devant la salle 4. C’est le seul avocat auquel Julian Assange parlait pendant sa comparution le 21 octobre. Je n’attends pas, on doit au moins savoir ce qui se passe. Il est gentil, nous discutons de la situation sociale et de la vie en France. Oui, il est aujourd’hui avocat de Julian Assange. C’est tout ce qu’il peut me dire. Je me dis qu’au moins Julian ne sera pas tout seul. Quelques minutes plus tard, vers 15h10, la salle 4 est éclairée et on s’affaire à l’intérieur. Le manager ouvre la porte et tout va très vite. Alistar Lyon entre précipitamment dans la salle, puis un homme et une femme genre fonctionnaire sortent d’une salle de consultation et le suivent. Le « Home Office » disent nos amis. Le manager de la sécurité de Mitie verrouille la porte de la salle tout en restant à l’intérieur. Mais juste avant que deux agents de sécurité ne bouchent toute la vue en se plaçant devant la porte, Julie a eu le temps de voir Julian. Elle a pu le voir debout, cheveux blancs coupés, plutôt rasé et sans lunettes . Il parle à Lyon face à face avec derrière la vitre du box de droite. Moi je vois bien Lyon mais plus à droite la sécurité bouche la vue. Dès que Julian sera assis, on ne verra plus rien. Mais on reste, dans l’espoir de le voir et pour faire pression.
Julian est derrière deux portes et une vitre mais à peine à 20 mètres de nous. C’est horrible et rageant de le savoir si près. Alors qu’on pense aux murs infranchissables de Belmarsh, à la prison plus secrète ou il est si bien dissimulé au monde. Il n’y a pas de mots pour décrire notre impuissance. C’est étrange, car en même temps toute notre soumission n’est que volontaire. Je connais la profession d’agent de sécurité, boulot de prolétaires. Personne ne prendrait de risques. Il suffirait qu’on les bouscule, ils s’effaceraient… Mais les autres derrière ferait disparaitre Julian dans les profondeurs des oubliettes de béton et nous serions interdites d’entrée ou expulsés…
Alors, on reste campées devant la porte, devant les hommes dans l’espoir que notre présenceva se sentir à l’intérieur de la pièce. Tant d’efforts de la part du système pour soustraire à la vue des proches un homme si affaibli que la veille il n’a pas pu dire ni son nom ni s’il a compris ce qui se joue dans son sort… A ce moment-là, les proches c’est nous, il n’y a plus personne d’autre pour être proche de lui. Et dehors les militants dont la clameur monte de plus en plus fort. La salle jouxte le mur donnant sur la rue du rassemblement. Il est possible que Julian entende « Free Free Julian Assange », tellement les voix sont sincères et puissantes. Les agents de sécurité bougent d’un pied sur l’autre, ils sont fatigués. Je guette des signaux d’ennuis pour pouvoir agir. Ils plaisantent sur la clameur militante en parlant de « french activism ». On ne sent pas d’hostilité de leur part, mais un espèce de devoir résigné par la nécessité de garder son boulot. On essaye de les amadouer. On leur demande de juste nous permettre de voir Julian a travers la vitre du sas, le manager de la sécurité a de toute façon verrouillé la porte de l’intérieur. Quels sont les secrets de l’audience? Aucun journaliste ne pourra rien écrire dessus de vrai. Est-ce que cela dure aussi longtemps parce qu’il faut un interprétariat? Comment Julian peut-il aujourd’hui se concentrer pendant deux heures d’interrogatoire alors que la veille il n’arrivait pas à finir une phrase sans hésitation ? L’audition d’un homme, dans un tel état, ne peut pas avoir de valeur juridique. Il faut arrêter cela, le relâcher et le soigner dans un endroit de confiance pour qu’il soit apte à se défendre lui-même. C’est ce que Wikijustice réclame depuis le début…Comment se fait il que le juge espagnol ne voit pas l’état de santé déplorable du témoin ? Il y a-t-il un juge anglais dans la salle ou est-ce que le Home Office joue le rôle de l’autorité judiciaire ? Que de questions. Et pourquoi le manager de la sécurité privée Mitie assiste à un procès qui se déroule à huis clos ? Dans un huis clos, aucune personne autre que les justiciables concernés et l’autorité judiciaire ne peuvent être présents. Je le vois à coté du garde, en pull bleu foncé, s’activer à déplacer des meubles. A la fin, c’est lui qui ouvrira la porte métallique pour laisser sortir le fourgon dans lequel Julian Assange est enfermé. Le tribunal sera vide à 17 heures, lui restera faire des heures supplémentaires consciencieusement. Fidel Narvaez est parti vers 16h30 sans avoir attendu la fin.
Car l’audition dure deux heures. C’est lourd pour nous aussi car nous sommes épuisés, mais toujours à l’affut de la moindre possibilité de le voir. Les militants continuent de faire monter la voix de la protestation. Puis, brusquement, le manager déverrouille la porte, les agents de sécurité s’effacent et je vois Alistar Lyon sortir en trombe de la salle et courir vers les locaux du secrétariat à l’autre bout du tribunal. Il a le visage défait de quelqu’un qui a fait face à une mauvaise nouvelle. On s’inquiète pour Julian. Puis, sort un homme âgé qui pouvait être l’interprète et les deux fonctionnaires du Home Office. Les agents nous signifient que c’est fini sans formellement nous chasser. On ne veut pas rater la sortie de Julian. On sait qu’il l’ont déjà évacué par derrière. Il faut très vite dire aux militants de guetter le fourgon.
Il pleut, il fait noir, mais comme on sait qu’il est juste derrière la porte métallique, il faut crier fort car il peut entendre. On crie, des militantes chantent. L’ambiance est forte et solidaire. Il y a un camion de police et 6 ou 7 flics devant la porte. Ils n’ont pas l’air agressifs et nous disent que c’est pour nous empêcher d’entrer dans le bâtiment. Ils savent qu’on ne va pas le faire, tout le monde est bien trop obéissant ici. Notre attente dure encore une heure. Ils attendent que le trafic du vendredi soir passe pour que le fourgon ne soit pas coincé dans les embouteillages? Ils veulent le faire passer par l’autre porte de derrière? On ne sait pas. Puis lentement la porte se soulève. D’abord deux fourgons entrent vides, puis sortent, un petit et un grand, tous deux SERCO. On se rue dessus, exténués et en rage. Surtout sur le deuxième dont tout le monde dit que Julian est dedans. On est dix à tambouriner sur le blindage en hurlant « ‘we are with you », « free Julian. ».de toutes nos forces. Les photographes flashent l’intérieur. Une militante, Cynthia, nous dira que Julian Assange était assis donc du coté ou elle se tenait et qu’elle a pu le voir quand le photographe a flashé et éclairé l’intérieur. Les fourgons quittent le bâtiment et les policiers ne nous empêchent pas de les suivre dans la rue, alors on les course à pieds. Il y a des travaux, le convois est bloqué 100 mètres plus loin. On court encore pour rattraper le fourgon! On essaye d’ouvrir la porte… Dans des temps plus anciens, les gens auraient été plus offensifs mais, qui oserait faire aujourd’hui, ce que faisait les Résistants des années 40 et les militants des années 60 et 70 ? On est épuisés mais on l’a accompagné jusqu’au bout. Julian Assange n’est pas seul. J’espère qu’il a pu emporter derrière les murs de la prison le cri de notre indignation et de notre solidarité.